Train de légende : le Dakar-Bamako
Le Figaro 9/10/11 août 2004
Le train qui
relie le Sénégal au Mali est un concentré d'Afrique, de
ses bonheurs et de ses désespoirs
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Tous
les samedis, la locomotive s’élance à travers les
1300 kilomètres de savane et de forêt qui séparent
Dakar de la capitale malienne, une ligne qui date de l’époque
coloniale. Pendant le trajet d’une durée moyenne de quarante-huit
heures (les retards sont fréquents), prennent place, encombrées
de ballots et de sacs en tout genre, les bana-bana, reines du commerce
informel. |
Dakar-Bamako
(1) : le convoi des bana-bana
En Afrique, les trains construits à l'aube des colonisations subsistent
tant bien que mal. Le Dakar-Bamako, phare de l'implantation française
au Sénégal et au Mali, a connu bien des déboires, mais
il parcourt encore chaque semaine les 1 300 kilomètres qui séparent
les capitales malienne et sénégalaise. L'ancien train des Français
fait vivre sur son passage des dizaines de villages et des centaines de petits
commerçants. Monter à son bord vous projette au coeur de l'Afrique
et des Africains.
C'était un rêve réalisé. Le Dakar-Bamako, le Dakar-Niger comme on disait à l'époque où les Européens traçaient des cartes à coups de canon sur le continent noir, fut lancé vers le coeur de l'Afrique de l'Ouest au XIXe siècle, dès le début de la conquête française. Aujourd'hui, il ressemble à une épave. Sur le quai de la gare de Dakar, on dépasse ses voitures crasseuses en cherchant le vrai convoi. Peut-être se cache-t-il derrière cette rame à l'abandon... Mais non, le fier Dakar-Niger, c'est bien ce train clochard où, derrière la brume de crasse qui obscurcit les vitres, on devine des banquettes défoncées crachant leur mousse.
Pourtant, le flambeau de la colonisation ne veut pas mourir. Il s'accroche à la vie pour faire honneur à son histoire, que lui rappelle la pimpante gare de la capitale sénégalaise, monument coloré aux arches graciles, où flotte encore comme un parfum d'optimisme IIIe République et de casques en liège. Tous les samedis, la locomotive Diesel du 13 h 50 s'élance à travers les 1 300 kilomètres de savane et de forêt qui séparent Dakar de la capitale malienne, comme au temps des costumes blancs et du pastis. D'accord, le convoi part rarement à 13 h 50. Aujourd'hui, il quittera la gare à 16 heures. Mais les cheminots tiennent à ces horaires qui sont leur dignité. Après bien des projets de relance avortés, la ligne vient d'être rachetée par une compagnie canadienne, Transrail, qui s'intéresse surtout au fret. Les gouvernements malien et sénégalais ont exigé de garder le train de voyageurs, mais il faut faire avec l'ancien matériel, pour l'instant. Chacun des deux pays possédait une rame. Le Sénégal a mis la sienne en réparation. Elle attend sur une voie de garage dans les gigantesques ateliers 1900 de Thiès, le coeur historique du Dakar-Niger, à 80 kilomètres de Dakar.
Un fantôme des années 60 dort à l'écart des machines-outils. Ces voitures argentées rappellent des souvenirs glorieux. C'est une rame du Mistral, le train de luxe ultrarapide de la SNCF, qui étonnait en reliant Paris à Marseille à 200 km/h. La Société des chemins de fer sénégalais (SNCS) l'avait racheté à la France dans les années 80, et rebaptisé le «Mistral international». Avant d'emprunter la voie étroite d'un mètre, contre 1,45 m en France, il avait fallu adapter des bogies à la bonne dimension. Le Mistral africain faisait des pointes à 65 km/h en roulant comme un chalutier. Il reprendra peut-être un jour le chemin de Bamako.
En attendant, les passagers
embarquent une fois par semaine dans la rame malienne. Alors, la pauvre masse
de ferraille usée redevient un train. C'est-à-dire un lieu de
vie, une communauté humaine rassemblée pour quarante-huit heures,
durée moyenne du trajet, unie par un espoir d'ailleurs et de changement.
Dans le hall de la gare, patientant sur des amas de sacs et de valises, il y
a tous ceux qui n'ont pas les moyens de prendre l'avion ou le taxi-brousse.
On s'entasse au coude à coude avec des étudiants maliens qui rentrent
au pays, des artisans sénégalais qui travaillent à Bamako,
et beaucoup de dames maliennes aussi imposantes que leur invraisemblable barda
de ballots et de pots de toutes formes, contenant les marchandises qu'elles
vont revendre sur les marchés dans leur pays. Ce sont les bana-bana,
les reines du commerce informel, partie intégrante de l'économie
du Mali et du Sénégal. Les bana-bana ne pourraient vivre sans
le train. Où l'on découvrira d'ailleurs qu'elles continuent leurs
emplettes.
La grille s'ouvre, déclenchant une cohue où les plus costauds
passent en premier, et les autres risquent l'étouffement. Chacun redoute
de voir sa place vendue plusieurs fois. Mais les choses se passent plutôt
bien. Certes, dans la voiture de première classe A 1, la place 53 a bien
été attribuée à trois personnes différentes,
mais ailleurs les réservations semblent respectées. La première
classe se présente sous la forme d'une voiture de seconde. La différence,
c'est qu'on n'est assis qu'à six par compartiment, au lieu de huit. Plus
les enfants éventuels, qui ne comptent pas.
L'intérieur des voitures,
du matériel espagnol acheté dans les années 80, ne dément
pas le spectacle aperçu à l'extérieur. Les banquettes éventrées
ne tiennent plus ensemble. Les toilettes n'ont plus de porte. Celles des compartiments,
sorties de leurs gonds, battront en cadence contre les parois à chaque
cahot. Mais ce décor postnucléaire est parcouru par des contrôleurs
impeccables dans leur saharienne beige d'uniforme avec pantalon assorti.
Le compartiment numéro 5 s'organise. C'est un concentré d'Afrique,
de ses bonheurs et de ses désespoirs, de ses stratégies de survie
et de ses succès précaires. Il y a Abdoulahab, jeune ouvrier tapissier
sénégalais appartenant à la puissante confrérie
musulmane des Mourides. Comme tous les adeptes du père fondateur, cheikh
Amadou Bamba, Abdoulahab prêche une éthique du travail et de l'effort.
Les Mourides, recherchés pour leur sérieux, sont nombreux dans
les entreprises maliennes. Le jeune homme est content de son emploi. Il fabrique
des fauteuils à Bamako, pour un patron libanais. Abdoulahab est venu
à Dakar épouser Fatou, dix-neuf ans, gracieuse et souriante. La
vaisselle et les casseroles, trousseau des jeunes mariés, sont contenues
dans un ballot rose. Fatou porte une robe noire brodée d'or, et pose
sa tête entre les bras de son mari. Les raideurs fondamentalistes n'ont
pas beaucoup de prise sur le convivial islam sénégalais...
Thierno, lui, entame un long voyage à l'issue incertaine. Comme beaucoup de jeunes Sénégalais, il va tenter de «faire l'Europe» en clandestin. Première étape : Bamako, d'où il espère remonter vers le nord à travers la partie saharienne du Mali, puis gagner le Maroc en passant par l'Algérie. Après, ce sera le détroit de Gibraltar, peut-être dans une embarcation de fortune, et l'Espagne. Si tout va bien. Thierno n'a jamais voyagé. Il ne connaît qu'un autre pays, la Gambie, petit Etat anglophone enclavé au milieu du Sénégal. Il y a passé douze ans comme garde de sécurité. Salaire trop bas, mal du pays : il est rentré chez lui. Il montre son talisman, une lettre de son employeur certifiant qu'il a démissionné de son plein gré et que «nous le regretterons».
Mais la lettre ne lui a pas permis de trouver un job chez lui. «Ma femme m'a quitté pour un homme qui avait un emploi», explique-t-il comme on constate une évidence. Unique garçon de sa famille, ses soeurs étant mariées, il a choisi la seule solution qui lui semblait digne : l'exil. Il sait que l'échec ou la mort l'attendent peut-être au bout du voyage. Que chaque année des dizaines d'Africains meurent dans le désert ou lors de la traversée du détroit. Qu'il risque de se faire gruger par les passeurs ou arrêter par les forces de sécurité algériennes ou marocaines. Mais il est sûr que là-bas, de l'autre côté, l'attendent l'abondance et le bien-être. C'est ce qu'on lui a dit. «On» lui a aussi conseillé de prendre le train pour se rendre à Bamako. «On» lui a dit que, là-bas, on pouvait acheter des passeports. Thierno n'en dira pas plus sur ses conseilleurs. Il s'embarque dans cette odyssée avec un petit sac de sport. Il essaie de se faire une idée de l'Europe. «C'est en Hollande qu'il y a les montagnes les plus hautes, non ?»
Dans le compartiment numéro
5, il y a aussi Mme Fanta Kanté, une Malienne qui va visiter des parents
avec deux enfants sages et silencieux, que l'on entendra à peine durant
tout le voyage. Et puis, il y a Mme Fanta Mackalou, une commerçante bana-bana,
et ses bagages. Un flot continu de porteurs dépose des ballots en toile
plastifiée, des pots de peinture de 50 kilos transformés en conteneurs,
des amoncellements de tissus. Au bout d'un moment, on ne sait comment, l'équivalent
d'une boutique de taille moyenne a été inséré, poussé,
encastré sous les sièges et dans les filets à bagages.
Mme Fanta Mackalou détaille volontiers ses achats : «Il y a des
chaussures d'homme, qui sont beaucoup moins chères à Dakar, des
pagnes, des boubous.» Elle fait le trajet une fois par mois. Mme Fanta
Mackalou a la trentaine, le teint clair, des traits doux et un sourire de madone.
Le soir venu, elle sortira de sous la banquette une énorme casserole
remplie de poulet pimenté qu'elle offrira aux voyageurs. Le Toubab (Blanc)
est convié sans façon au repas. «Pendant ce voyage, nous
sommes tous parents dans ce compartiment, nous sommes une famille», proclame
la dame bana-bana.
Dans le Dakar-Bamako, l'Afrique ouvre ses bras. Thierno, le futur sans-papiers,
offre une mangue au voyageur blanc. Donner : l'honneur de ceux qui n'ont rien.
Un peu plus tard, la conversation portera sur le travail des femmes. Les hommes
sont contre. Mme Fanta Mackalou dira simplement : «Moi, je fais une fois
par mois ce voyage fatigant pour sauver mon mariage, parce que j'aime mon mari.»
On devine qu'elle est le seul soutien du ménage. L'Afrique est sauvée
par les femmes.
Une fois les compartiments bourrés à craquer, le train s'élance
dans un concerto pour grincements et battements de portes. Par les fenêtres,
un peu d'air vient disperser la chaleur poisseuse des voitures. Les bagages
et les emplettes débordent dans les couloirs, où commence un va-et-vient
qui ne s'interrompra guère jusqu'à l'arrivée. Des vendeurs
de boissons gazeuses ou de brochettes, des jeunes gens à la mine affairée,
des enfants à la recherche de leurs parents, ne cessent de se faufiler
entre les sacs et les passagers penchés aux fenêtres, à
la recherche d'un souffle tiède. Cette circulation se fait dans une grande
politesse, Les «pardon... pardon...» rythmant la route.
On s'arrête à Thiès, plus d'une heure, la moyenne des séjours
en gare. La nuit est tombée quand on arrive à Diourbel. Dans la
pénombre, des dizaines de femmes attendent, comme chaque semaine. Ce
sont les vendeuses de pagnes brodés, une spécialité locale.
Mme Fanta Mackalou en achète une bonne dizaine. «Ici, c'est 1 000
francs CFA, (10 francs, moins de 2 euros), et, à Bamako, on les revend
2 500 (4 euros)», explique-t-elle. Et le convoi s'élance dans la
nuit vers la frontière malienne. Les portes cassées, coincées
par les paquets, ne battent plus. Mme Kanté dort dans le giron de Thierno.
Le petit garçon s'est endormi contre Mme Fanta Mackalou. La petite fille
a posé ses pieds sur les genoux du Toubab. La famille du compartiment
numéro 5 s'endort comme dans une case africaine, bercée par un
train-bateau qui roule bord sur bord.
Dakar-Bamako
(2) : les guerres du rail
Pour les Sénégalais et les Maliens, le train Dakar-Bamako reste
avant tout le centre d'une geste mythologique. En 1947, des milliers de cheminots
se mettent en grève. Le train colonial s'arrête pendant presque
cinq mois. C'est le premier acte des émancipations nationales. A Thiès,
ville ombragée et calme à 80 kilomètres de Dakar, ancien
centre administratif et technique du chemin de fer Dakar-Niger, le souvenir
de cet affrontement historique hante encore les mémoires. Comme les hante
l'épopée de la construction de la ligne au XXe siècle.
En gare de Thiès, le train se souvient. Dans ce vaste ensemble d'ateliers de la fin du XIXe siècle, coeur du chemin de fer Dakar-Niger, se joua le destin du Sénégal. Un train est toujours un instrument de conquête. Construit par les Blancs pour soumettre les Noirs, il servira aux Noirs à prendre à leur tour le pouvoir. En 1947, les «peuples barbares» décrits par les premiers colons se sont mués en cheminots. Ils font donc la grève. Elle dure près de cinq mois et ouvre le premier acte de la décolonisation. Mais personne n'y pense encore en 1923, quand on connecte officiellement les lignes maliennes et sénégalaises, inaugurant une ligne continue de 1 300 kilomètres de Saint-Louis à Bamako. C'est l'aboutissement d'une aventure hors du commun. Quand les locomotives à vapeur s'élancent sur la première ligne en service, entre Dakar et Saint-Louis, on est seulement en 1885, et des empires résistent toujours à l'Est.
Le Mali s'appelle encore
le Soudan français. Les Français, les Britanniques et les Allemands
se font la course pour planter leur drapeau les premiers sur de vastes étendues
où ils rêvent de déposer des rails. L'époque est
à l'optimisme industriel et à la bonne conscience. Le général
Faidherbe, gouverneur du Sénégal et chaud partisan du train Dakar-Niger,
est un passionné de linguistique africaine, ce qui ne l'empêche
pas de prêcher la table rase : «La civilisation n'a fait de grands
progrès dans le monde, écrit-il en préambule de ses notes,
publiés en 1881, qu'à la suite de la formation de vastes empires
par des conquérants ; ces derniers sont de leur vivant de véritables
fléaux, mais bientôt, au milieu des ruines qu'ils ont amoncelées,
se manifestent d'heureuses conséquences de leur passage sur Terre. C'est
qu'ils ont créé entre les hommes des facilités de communication
qui n'existaient pas dans l'état de fractionnement où se trouvent
les pays sauvages...»
Faidherbe militait déjà pour son train alors que la conquête
du Sénégal n'était pas achevée, et que celle du
Mali ne faisait que commencer. Le général était en revanche
radicalement opposé au projet à la Jules Verne du ministre des
Travaux publics Charles de Freycinet : un chemin de fer transsaharien qui relierait
les possessions françaises d'Algérie et d'Afrique, et donnerait
naissance à «une Inde française qui rivalisera avec celle
des Britanniques».
Ce songe d'empire se noie
dans le sang en février 1881, avec le massacre par les Touareg de la
mission Flatters, une colonne composée de tirailleurs et d'officiers
français, chargée des relevés topographiques. Faidherbe
décrit avec une sobriété militaire l'arrivée des
rescapés, après une odyssée de 1 500 km dans le désert
: «Le 28 avril, le khalifat de Ouargla recueillit environ la moitié
de ces malheureux, qui avaient mangé l'autre moitié, y compris
Pobéguin.» Le sergent Pobéguin était le seul Français
du groupe ayant survécu aux attaques des Touaregs...
L'ambition nigérienne de Faidherbe est de toute façon en marche.
La première tranche de crédit pour le Dakar-Niger a été
votée l'année précédente. L'armée française
et ses tirailleurs ont déjà fait une partie du travail : forçant
son chemin vers l'est, elle a réussi à établir une série
de forts, ainsi qu'une li gne télégraphi que, sur le tracé
du futur chemin de fer. Non sans mal. La pénétration française
ne fut pas une promenade. Mais contrairement au Sahara, on pouvait ici amener
de l'artillerie pour pulvériser les fortifications des rois locaux, altières
mais fragiles. Et l'on pouvait acheminer troupes et canons par les fleuves,
sur des navires à vapeur apportés en pièces détachées
au début des voies navigables.
Malgré ces atouts
stratégiques, les Français se heurtèrent pendant des années
à la résistance farouche de grands chefs de guerre dont on chante
encore les exploits au Sénégal et au Mali. Dans les années
1850, Faidherbe est en guerre contre El-Haj Omar Tall, chef charismatique de
l'ethnie peule que les Français appellent Toucouleur, et fondateur d'un
empire sur le territoire de l'actuel Mali. En 1856, c'est le choc décisif.
El-Haj Omar fait le siège du fort de Médine, alors la construction
la plus avancée de Faidherbe, sur le fleuve Sénégal. L'armée
Toucouleure compte de 20 000 à 25 000 hommes armés de fusils.
Le siège dure 97 jours. C'est une épopée de courage et
d'horreur. Faidherbe, encore : «A chaque assaut, les assiégeants
laissaient des centaines de cadavres au pied du mur du fort.» Rapidement,
les monceaux de corps en putréfaction empestent la garnison. Le 18 juillet
1856, les militaires et les quelque 7 000 habitants du village allié
relié au fort n'ont plus rien à manger. Le commandant, le sergent
Desplat, à court de munitions, a préparé des grenades pour
se faire sauter «quand il verrait l'ennemi dans la place». C'est
alors, comme au cinéma, que surgit Faidherbe lui-même, à
bord d'un vapeur portant «500 combattants, dont 100 Blancs». A quelques
kilomètres, le navire est bloqué par des hauts fonds. Faidherbe
clame : «Le devoir est de périr ou de sauver Médine.»
On «surchargea les soupapes de sûreté et on poussa les feux».
Le bateau s'arrache. Le fort est sauvé et El-Haj Omar repoussé. Les Français auront encore à faire avec un autre roi toucouleur et combattant de l'islam, le sultan Ahamadou. Son Etat de Ségou, qui bloque la progression du train, ne sera enlevé qu'en 1890. Pendant ce temps, la tempête se lève aussi à l'Ouest, où le roi wolof du Kajoor, Lat Dior Diop, part en guerre contre la construction du train Saint-Louis- Dakar, dans lequel il voit la fin de son indépendance. Il mourra dans une bataille contre les troupes françaises en octobre 1886. Le Dakar-Saint-Louis roule alors depuis plus d'un an...
Soixante et un ans plus tard, l'histoire joue un tour imprévu. Les cheminots africains se révoltent. La grève dure «quatre mois et vingt jours», se souvient encore Issaga Kanté, ancien gréviste aujourd'hui âgé de 90 ans, «grand notable» de Thiès, comme l'annonce sa carte de visite. La révolte est née de la montée en puissance d'un syndicat, la Fédération autonome des cheminots. Des cheminots africains, s'entend : les Blancs avaient leur propre organisation. En cette année 1947, peu de chose avaient changé dans les relations sociales depuis Faidherbe. La plupart des quelque 8 000 travailleurs africains, comme Issaga Kanté, émargeaient au titre d'«auxiliaire», sans aucune garantie. Le cahier de doléances présenté six mois auparavant donne une idée de ce qu'était le Dakar-Niger à cette époque : il demande l'embauche des auxiliaires, l'égalité des salaires entre Blancs et Noirs, 15 jours de vacances et un équipement minimum pour les «garde-voies», chargés de veiller sur la sécurité de la ligne : des chaussures, une lampe-torche et un fusil pour se défendre contre les fauves.
Le conflit gagnera tous les chemins de fer de l'Afrique occidentale française. Les cheminots sont sénégalais, mais aussi maliens, guinéens, ivoiriens... Ils rentreront chez eux porteurs d'une culture syndicale offensive. L'affrontement fut très dur, les grévistes étant presque réduits à la famine. On envoya des Français pour tenter de faire marcher le train, «mais cela n'a pas fonctionné. On tenait les aiguillages, se rappelle Issaga Kanté. Et nos femmes leur lançaient des pierres.» La plupart des cheminots français refusent d'ailleurs de conduire les machines à vapeur dans la chaleur africaine.
Les rares trains qui circulent
se heurtent au boycott de la population. Il y a des martyrs. Mamadou Cissé,
le chef de gare de Tabaoro, près de Bamako, malade, refuse le transport
à l'hôpital par le train et meurt sur place. L'Afrique porte ses
grévistes, qui subsistent grâce aux dons de centaines de gens modestes.
Les listes des donateurs portent souvent la mention : «boy» ou «voisin».
La CGT française offre pour sa part 500 000 francs. Et la grève
fait trembler la colonie. Les grévistes marchent sur Dakar où
ils tiennent un meeting géant. Ils obtiennent finalement satisfaction,
et la grève entre dans la mythologie. Le mouvement fut aussi crucial
pour la carrière de Léopold Senghor, alors représentant
du Sénégal à l'Assemblée nationale française,
en compagnie de Lamine Guèye. Ce dernier prit parti contre la grève.
Senghor la soutint et en retira une grande popularité. Fort de son succès,
il quitte l'année suivante la section africaine de la SFIO française,
à laquelle il appartenait ainsi que Lamine Guèye, et fonde le
Bloc démocratique sénégalais, qui remporta les élections
de 1951.
Epilogue : après l'indépendance, en 1960, le leader de la grève,
Ibrahima Sarr, devint ministre. En 1962, sous l'accusation d'un complot imaginaire,
il fut arrêté et emprisonné par Senghor en même temps
que le premier ministre Mamadou Dia. On reconnaît les grands chefs à
leur ingratitude.
Que reste-t-il de la grève de 1947 ? A Thiès, pour entretenir
la mémoire, les syndicats se réunissent toujours dans la «fosse»
où l'on réparait les locomotives. La Cité Ballabey, et
ses 155 villas coloniales fleuries, où habitaient les cadres blancs,
est devenue la cité Ibrahima Sarr et abrite des cadres de l'ancienne
SNCS. Les immenses ateliers, où travaillaient des centaines d'ouvriers
spécialisés, tournent encore avec quelques dizaines de travailleurs.
On y forge toujours des pièces et des boulons pour les antiques machines
Diesel. Les ouvriers spécialisés y remettent en marche des machines-outils
datant des années 1900. C'est un musée du rail où tout
fonctionne. «Nous voulons sauver notre train. Nous voulons relever le
défi», dit Mamadou Guèye, le chef du groupe machines-outils.
Des ateliers de Thiès est aussi sortie la fierté des cheminots
d'aujourd'hui, le «petit train bleu», le seul train de banlieue
de l'Afrique de l'Ouest, entièrement fabriqué maison.
A Thiès, les retraités du rail se réunissent tous les matins
à l'ombre des caïlcédrats, en des endroits différents
selon les classes d'âge, pour évoquer le passé. Ils disent
leur nostalgie comme tous les cheminots du monde dans une langue chargée
de nombres mystiques. Se souviennent par coeur des numéros des trains,
du 51 qui faisait Touba-Dakar, du 23 qui allait jusqu'à Kaolack, des
trois express internationaux par semaine, des locomotives BB 2000 qui n'étaient
pas adaptées au climat, des CC canadiennes qui peuvent tirer 1 600 tonnes.
Un crève-coeur pour Amadou Kanté, ancien chef mécanicien
de la ligne : «Dites bien que cela nous fait de la peine de voir ce qui
arrive au train.»
Dakar-Bamako
(3): gris-gris et revenants
A Kidira, le train quitte le Sénégal pour le Mali. La vitesse
oscille toujours entre 20 et 60 kilomètres à l'heure. L'ancien
chemin de fer colonial survit à peine à sa légende. La
construction de la ligne dans son deuxième pays d'adoption donna lieu
à de sanglantes batailles contre le dernier grand chef de guerre du Sahel.
Autour du train flotte aussi le souvenir des cheminots marabouts et d'une curieuse
tentative de révolution africaine menée dans les années
60 par Ernesto Che Guevara...
Le matin se lève au paradis. Depuis son départ de la capitale
sénégalaise, la veille, le Dakar-Bamako traversait un paysage
uniforme de sable, d'épineux et de baobabs. Passé Tambacounda,
le chemin de fer roule soudain dans un tunnel de verdure, une forêt magique
zébrée d'oiseaux bleus aux reflets métalliques. La chaleur
s'est apaisée un moment au lever du soleil. A Tambacounda, où
le train s'est arrêté environ une heure comme à chaque gare,
la scène habituelle s'est répétée : toute la ville
semblait s'être transportée près des rails, pour vendre
aux voyageurs des sacs de riz, des lunettes de soleil, des tongs, des tissus,
des animaux vivants. On s'est restauré à l'un des nombreux restaurants
ambulants. Un grand bol de café au lait et deux grosses tartines beurrées
coûtent 300 francs CFA, 46 centimes d'euro. Si le train s'arrête,
tout cela s'arrêtera avec lui.
Et le train semble à l'agonie, comme le rappellent aux passagers leurs
muscles endoloris par une nuit sur les banquettes crevées.
Comment en est-on arrivé là ? En 1985, au moment du centenaire,
on avait relancé le chemin de fer, acheté des autorails espagnols
flambant neufs... Le directeur de l'époque de la Régie des chemins
de fer sénégalais, Ibrahima Niang, l'assure aujourd'hui : «En
réalité, le train n'a cessé de se dégrader depuis
l'indépendance...» Il en a dit beaucoup plus dans un récit
aujourd'hui épuisé, Gaal Dieeri, («la pirogue des hautes
terres», surnom donné au train par les Sénégalais).
A entendre M. Niang, les directeurs successifs de la régie se sont heurtés
à une forteresse syndicale devenue toute-puissante depuis la mythique
grève de 1947 (voir notre édition précédente).
«Au fil des ans, la
régie était devenue un îlot d'intrigues solides... Bon nombre
de cheminots s'étaient imaginés que la Régie des chemins
de fer du Sénégal était un eldorado où l'on pouvait
tout acquérir. Les uns pensaient pouvoir caser leurs fils, les autres
faire construire une maison, soigner ou faire voyager amis et parents, offrir
comme sur un plateau d'argent des affaires présumées juteuses...»
Mais, sur le continent noir, l'invisible a toujours sa part. Les cheminots,
écrit l'ancien directeur, «propageaient autour d'eux un mythe d'invincibilité
pouvant faire appel tant aux méthodes modernes de lutte syndicale qu'aux
forces africaines les plus occultes». La magie est une chose sérieuse
en ces contrées. A peine promu, le directeur se voit mis en garde de
tous côtés : «Il faut de toute urgence consulter les personnes
capables de vous préserver des amulettes disséminées partout
dans l'entreprise. L'on vous recommande avec insistance de procéder à
un nettoyage ainsi qu'à une fouille systématique et sans complaisance
du bureau et de la résidence avant de vous y installer. On vous indique
les recoins où divers animaux ont été sacrifiés.»
Le nouveau directeur, qui voudrait changer les choses, se voit prévenu
: «Pour vous guérir de toute présomption d'efficacité
ou de compétence, on vous rappelle la valse forcée des neuf directeurs
généraux qui, depuis l'indépendance, se sont succédé
à une fréquence contraire à toute logique de gestion à
la tête de l'entreprise. On vous rappelle enfin avec force détails
l'accident mortel de tel ou tel responsable ou le malheur qui a frappé
l'un de vos prédécesseurs.»
L'occultisme et le syndical
se mélangent en permanence, affirme Ibrahima Niang : «Un vieil
ami, vous prenant par la main, vous parle de cheminots qui exercent, à
la tête des mosquées de la ville, la fonction d'imam et qui seraient
investis de pouvoirs spirituels ef ficaces.» Les hauts lieux de l'histoire
syndicale ont eux aussi leur envers magique. Surtout la fosse d'entretien des
machines à Thiès, l'épicentre de la grève de 1947
où sont toujours prises aujourd'hui les décisions syndicales les
plus importantes : «On disait qu'un pacte de complicité existait
entre les responsables syndicaux et les esprits qui surveillaient en permanence
cette place chargée de souvenirs. Seuls, parmi les dirigeants, ceux qui
étaient parvenus à satisfaire à une série de pratiques
rituelles, tel le port de gris-gris ornés de perles ou de minuscules
cornes, détenaient le privilège d'influencer, de façon
décisive, les cheminots arrivés en masse pour les écouter.»
On avertit enfin le directeur fraîchement nommé que, dans les cas
d'urgence, les cheminots sortent leur arme de dissuasion : «On vous révèle
qu'au paroxysme de la colère, les travailleurs du rail sénégalais
ont l'habitude de se livrer à une pratique fort redoutée et impa
rable : les mains tendues vers le ciel, debout face à la direction générale,
ils poussent en choeur un puissant «Allah akbar». Cette terrible
et ultime invocation expose alors à terme le directeur général
soit à une mort accidentelle, soit à un limogeage rapide et inévitable.»
Allez redresser une entreprise contre de tels adversaires, dit en filigrane
l'ex-directeur.....
L'utilisation de la religion
comme arme ne date pas d'hier, quand il s'agit du train. En approchant du Mali,
on entre sur les terres qui virent l'affrontement de l'armée française
avec le dernier grand résistant d'Afrique de l'Ouest, Samori Touré,
à la fois chef de guerre et chef religieux comme ses prédécesseurs,
el-Haj Omar ou le sultan Ahmadou. A la fin des années 1880, dans la région
de Kayes, au Mali, les rails avancent péniblement vers l'est, posés
dans des conditions difficiles sur un tracé approximatif. On importe
des ouvriers français, marocains et chinois. On a aussi recours au travail
forcé des locaux. Mais la conquête n'est pas terminée. A
peine ont-ils abattu l'empire peul de Ségou que les Français attaquent
par surprise leur dernier ennemi. Lui aussi fait figure de légende. Le
Malinké Samori Touré a créé par le fer et le sang
un empire d'un type nouveau.
S'il se réclame lui aussi de l'islam, Samori, fils de colporteur, n'est
pas noble. Il fonde une sorte de Prusse africaine divisée en dix provinces
et 162 districts, où l'armée est le centre du pouvoir et les postes
distribués au mérite, non selon les origines sociales.
Samori est un général redoutable et moderne, un précurseur
des guérillas africaines. Les Français apprennent qu'il achète
des fusils à répétition aux Britanniques de Sierra Leone.
Faidherbe, tout en le qualifiant de vil marchand d'esclaves, paraît avoir
succombé à son prestige. Il le décrit «de haute stature,
maigre comme un ascète, la voix chaude et vibrante, jouissant d'un grand
renom de sainteté». Le général trouve même
des accents romantiques pour saluer son adversaire : «Il se fait suivre
de devins et d'augures qui chantent ses vertus et sa mission divine, annoncent
les batailles et prophétisent les victoires.»
Samori a compris que l'affrontement
direct ne paie pas contre les canons. Il harcèle les Français
pendant huit ans, pratiquant la tactique de la terre brûlée en
incendiant les villages. Le fantôme de Samori Touré hante l'Afrique
de l'Ouest. Son descendant Sékou Touré, le leader guinéen
qui en 1958 dit non à de Gaulle et à l'Union française,
se réclamait souvent de lui. Samori fut capturé en 1898. On l'envoya
par la mer au Gabon, où il mourut l'année suivante. Le dernier
souverain guerrier du Soudan français fut emmené par le train
à Dakar, son port d'embarquement pour l'exil. Le chemin de fer avait
gagné.
Plus tard, le train transporta d'autres exilés, mais en sens inverse.
Le 21 août 1960, à 18 h 30, un cortège de voitures escorté
par des gendarmes sénégalais dépose sous bonne garde, à
la gare de Dakar, les dignitaires de la fédération du Mali : le
président du gouvernement fédéral malien, Modibo Keita,
et son épouse, des ministres, de hauts fonctionnaires et vingt députés,
tout ce monde accompagné de leurs familles. Un autorail spécial
leur a été réservé pour les expulser vers Bamako.
C'est l'éclatement de la Fédération du Mali, l'unique tentative
panafricaniste, à l'orée des indépendances : le Sénégal
et le Mali, l'ex-Soudan français, avaient formé un Etat fédéral
au vaste territoire, qui ne dura que 18 mois et se rompit brutalement dans une
histoire confuse de coup d'Etat avorté. Cet Etat fédéral
avait pour ossature le train des Français, qui présida à
sa chute et faillit en mourir : pendant deux ans, le trafic fut interrompu entre
les deux pays.
Ce n'était pas la dernière fois que le chemin de fer de Faidherbe jouait un rôle dans l'histoire. En 1965, le train fit avorter une tentative de révolution armée au Sénégal sous l'égide de Che Guevara. Cet épisode méconnu vit le Che tenter d'appliquer sa théorie des «focos» (foyers de lutte révolutionnaire) au pays de Senghor. Amath Dansokho, aujourd'hui vice-président de l'Assemblée nationale sénégalaise, a participé à cette aventure rocambolesque. Il était à l'époque le numéro deux du Parti africain de l'indépendance (PAI), une formation de gauche opposée au président Léopold Senghor. Exilé au Mali, il apprend que son secrétaire général, Majhmout Diop, a envoyé des dizaines de membres du parti suivre un stage d'entraînement à la guérilla à Cuba, à l'initiative de Che Guevara. A l'époque, le représentant du PAI à Cuba a pratiquement rang d'ambassadeur... Mieux, les «stagiaires» revenus en Afrique ont commencé à s'installer dans la forêt de l'est du Sénégal, où ils attendent des armes, qui doivent être fournies par le Mali, dirigé par le socialiste Modibo Keïta.
Le Che débarque alors
en visite officielle à Bamako. Le soir même, il reçoit Amath
Dansokho et les dirigeants du PAI à l'ambassade de Cuba. Dansoko se souvient
très bien de Guevara, «un narguilé dans une main et son
pulvérisateur contre les crises d'asthme dans l'autre». Le révolutionnaire
les complimente : «La préparation est bonne. Je l'ai suivie avec
attention grâce à votre représentant à La Havane.»
Le Che confirme aux révolutionnaires sénégalais que les
armes vont bientôt arriver. «Il nous dit que Modibo Keïta l'avait
assuré que ses services étaient en train d'effacer les numéros
des fusils, de fabrication tchèque», raconte Amath Dansokho. Après
quoi, comme les autres dirigeants de son parti, il subit un entraînement
de dix jours aux techniques de base de la guérilla, dispensé par
certains des ex-«stagiaires».
Pendant ce temps, le Che est parti faire une tournée dans la boucle du
Niger. En rentrant, il semble avoir des doutes : «Il nous a dit, en plaisantant
à moitié, qu'on n'arriverait jamais à faire la révolution
dans un pays où les pêcheurs n'ont qu'à lancer une fois
leur filet au bord de l'eau pour ramasser des poissons», se souvient Dansokho.
De toutes façons, l'affaire capote brutalement un beau matin : «Modibo
Keïta nous a convoqués à 7 heures du matin. Il portait son
habituel costume blanc. Il nous a dit qu'il était de tout coeur avec
nous, mais que malheureusement, nous devions partir. Prévenu du complot,
Senghor lui avait envoyé son ministre des Affaires étrangères,
qui avait menacé de couper le train Dakar-Bamako. Et le train était
vital pour le Mali.»
Ahmat Dansokho et son secrétaire
général seront très vite envoyés à Alger.
Un accord a été passé avec le FLN, qui les loge dans une
villa luxueuse. Quant aux «stagiaires», infiltrés dans la
forêt, ils se rapatrieront d'eux-mêmes dans leurs foyers. Cette
même année 1965, le Che disparaît. On apprendra bien plus
tard qu'il était au Congo, dans le maquis de Laurent-Désiré
Kabila, pour tenter d'allumer le feu en Afrique. Mais, à l'époque,
le futur tombeur de Mobutu déçoit le Che, qui le traite dans son
journal d'«inutile».
Amath Dansokho revit une fois Che Guevara, à Alger. «Il me donna
le livre d'un jeune philosophe français, Régis Debray, qui exposait
sa théorie. Mais moi, je ne croyais pas à la révolution
armée sans les masses.»
Le Che fut tué en Bolivie. Senghor amnistia les révolutionnaires
sénégalais. Le train avait sauvé le Sénégal.
Aujourd'hui, le Sénégal veut sauver son train plus que centenaire.
Pierre Prier