La lutte traditionnelle africaine s'offre
ses premiers championnats
Phénomène
culturel sur le continent noir, la discipline allie sport et mysticisme.
Ses combats sont de véritables fêtes.
Populaire surtout dans les campagnes, elle manque cruellement de moyens
Le Monde 27/04/1995
NIGER Les premiers championnats du continent africain de lutte traditionnelle, qui ont commencé à Niamey (Niger) le 21 avril, se terminent vendredi. Méconnue hors des frontières, cette discipline ancestrale est restée très populaire en Afrique. La lutte est le premier sport dans des pays comme le Niger et le Sénégal. . Les combats sont avant tout l'occasion d'une fête. Lors de véritables tournois, où s'affrontent les champions, l'ambiance qui règne dans les tribunes n'empêche pas les rencontres de garder une vraie dimension sportive.. Le mysticisme n'est pas absent de ces corps à corps que se livrent les athlètes. Forces de la nature, les lutteurs, tous issus des campagnes et pour la plupart illettrés, ont de fermes croyances dans les esprits, ceux qui font gagner ou perdre. . Les champions deviennent des héros nationaux, comme Mutcha M'Pal en Guinée-Bissau.
Au
cur de Niamey, l'arène de lutte traditionnelle est gardée
jour et nuit. Les organisateurs nigériens ne s'inquiètent pas
de la sécurité de ces premiers championnats d'Afrique dans la
discipline. Il s'agit avant tout d'empêcher que les athlètes ne
s'introduisent secrètement dans l'enceinte et ne procèdent sur
place à des rituels recommandés par leur marabout. Malgré
cette surveillance, il est de notoriété publique que le sable
de l'aire de combat regorge déjà d'ossements d'animaux, d'amulettes
et de fétiches enterrés là à toutes fins utiles.
L'anecdote prête à sourire, mais la lutte traditionnelle ne peut
se comprendre sans cette dimension mystique, Les hommes qui s'affrontent débordent
de muscles et de talismans, Les uns et les autres sont nécessaires pour
assurer la victoire. Ces colosses peuvent se retrouver anéantis par un
mauvais présage ou la crainte d'un sortilège.
Récemment un champion nigérien s'est fait battre conter toute
attente : lorsqu'il a vu la nuque de son adversaire recouverte d'une mystérieuse
poudre, là même ou il portait habituellement sa prise favorite,
Badamassi, dit "Commando ", s'est troublé et n'a pas osé
toucher cette tête envoûtée. " Ces combats, c'est aussi
un affrontement à distance entre les marabouts ", constate Alassane
Soulé, l'entraîneur du Bénin, un des rares à ne pas
trop se fier aux forces surnaturelles: "Si les sorciers avaient vraiment
un quelconque pouvoir, l'Afrique serait championne du monde dans tous les sports!
" Avec ou sans les esprits, la lutte traditionnelle est une plongée
au plus profond de la culture africaine .
A
Niamey, dans des tribunes chaque jour pleines à craquer, les combats
se succèdent au son des tam-tams. Sogolo, le plus célèbre
griot du Niger, accompagne le spectacle de sa lancinante mélopée,
prodigue des conseils et improvise les louanges des lutteurs. " Tu es plus
beau que
Dieu ", " tu es né avant ton père ", fredonne-t-il.
A la fin du combat, des femmes se précipitent vers le vainqueur et l'essuient
démonstrativement avec leur mouchoir. Mais qu'un lutteur démérite
et aussitôt des clowns le miment pour faire rire à ses dépens
sans que l'intéressé s'en offusque. Les terrassements sont accueillis
par des débordements d'enthousiasme du public, L'exultation du vainqueur
et la détresse du vaincu sont pareillement exubérantes.
Commenté en direct à la radio, largement retransmis à la
télévision, ces championnats d'Afrique marquent une volonté
de relance. Restée le sport le plus populaire au Niger et au Sénégal,
la lutte traditionnelle avait tendance à dépérir ailleurs.
L'accès à l'indépendance des pays qui la pratiquaient l'avait
paradoxalement marginalisée un peu plus.
Venue de la brousse, développée par des paysans illettrés,
fortement teintée de superstition, cette discipline paraissait indigne
des Etats modernes que les nouveaux responsables entendaient mettre en place.
Dès lors, la pratique se cantonnait aux régions les plus isolées.
" Nous avons importé des sports d'Europe comme le football et nous
avons négligé celui qui était le plus authentiquement africain
", regrette Nicolas Nlong, juge arbitre camerounais et un des artisans
du renouveau.
Un Français, Frédéric Rubio, a également largement
contribué à cette reconquête. Spécialiste de la discipline,
il parcourt depuis cinq ans l'Afrique en VRP de la lutte, forme des directeurs
techniques nationaux, des arbitres et tente d'établir des structures
solides dans tous les pays. " Turcs, Iraniens, Arméniens s'appuient
sur leur pratique traditionnelle pour s'imposer en lutte olympique, explique-t-il.
n est cependant important que l'on garde l'environnement culturel afin que les
Africains continuent à se reconnaître dans ce sport. "
En
taxi-brousse
Au sein d'une commission, Frédéric Rubio a également participé
à l'élaboration de règles communes, les techniques de lutte
variant jusqu'alors avec les ethnies. Dans le cadre de la coopération
française, il assure surtout le financement des projets.
"Pour nous, arriver sur place est déjà une victoire. Rien
que pour ça, nous mériterions une médaille ", raconte
Frédéric Kuma, directeur technique national de l'équipe
du Togo. Lui et ses cinq lutteurs ont mis quarante-huit heures pour venir de
Lomé en bus et en taxi-brousse. Ils auraient pu ne pas partir, le gouvernement
ayant refusé de financer l'expédition. Finalement, le directeur
des sports a accordé un prêt de 2 400 francs sur sa cassette personnelle.
Le viatique a payé un équipement sommaire et un aller simple.
Frédéric Kuma attend fébrilement l'argent de la mission
française pour assurer le retour et rembourser son patron.
Partie dans les mêmes conditions, la délégation du Tchad
n'a même pas réussi à arriver à temps pour les compétitions.
Au bout du compte, d'aléas en bisbilles, seuls dix des trente pays conviés
ont réussi à faire le déplacement de Niamey.
Il n'empêche que la deuxième édition est déjà
programmée en décembre 1996, à Abidjan ou Cotonou. La lutte
traditionnelle sera également sport de démonstration aux Jeux
d'Afrique en septembre à Hararé (Zimbabwe). Un regain de notoriété
continental qui ne satisfait pas encore pleinement le Sénégalais
Cheikh Thiaré, vice-président de la Confédération
africaine de lutte associée: " Pourquoi la lutte traditionnelle
africaine ne deviendrait-elle pas une discipline olympique? Après tout,
le judo lui aussi a d'abord été un sport régional. "
Benoît Hopquin
Mutcha M'Pal, une légende qu'on raconte aux enfants de Guinée-Bissau
Mutcha M'Pal ne se souvient pas de son premier combat. Aussi loin qu'il remonte
dans ses souvenirs, il y voit des corps-à-corps acharnés avec
les autres enfants de Campada, son village natal, et des adversaires qui mordent
la poussière. Pour un Balante, - c'est le nom d'une ethnie du nord de
la Guinée-Bissau-, lutter va de soi. Des joutes ludiques accompagnent
chaque événement de la vie, naissance, récolte, mariage,
enterrement. La règle en est simple: faire toucher la nuque l'adversaire
au sol. Elle génère un art compliqué, exigeant puissance
et souplesse. Le jeune Mutcha, né, selon son passeport, vers 1973, possédait
les deux. Très vite, il s'est aperçu qu'il était le plus
fort. Son 1,90 mètre et ses quelque cent kilos imposaient respect. Et
son agilité lui permettait de terrasser de plus grands et de plus lourds
lui. Malgré sa corpulence, son apparence ventripotente, il parvenait
à se ramasser sous son adversaire et à le porter dans les airs.
Il avait surtout ce don inné de deviner l'autre dès la première
prise de contact, d'anticiper ses actions pour mieux le dominer. Mutcha M'Pal
n'a jamais appris à lire et à écrire, mais a toujours su
lutter.
Dès lors, il n'a eu de cesse d'aller plus loin défier des adversaires
à sa mesure. Qu'une cérémonie soit annoncée quelque
part, et le jeune homme faisait ses préparatifs. Sa mère, Fasenda,
s'enfermait de longues heures dans la case familiale, répandait le vin
au pied des fétiches, et suppliait les esprits de donner la victoire
à son fils. Le marabout et les anciens se rendaient sous l'arbre sacré
et dispensaient offrandes et incantations. Mutcha M'Pal se mettait alors en
route, couvert d'amulettes et de peintures. A pied, accompagné d'autres
jeunes gens, il parcourait des dizaines de kilomètres, chantant, dansant
tout le long du chemin. La joyeuse troupe annonçait son entrée
dans les villages au son d'une corne. Elle restait là deux jours à
s'amuser et à se battre. Mutcha revenait toujours en vainqueur chez sa
mère.
Sa
réputation s'étendit à toute la région de l'Oio.
Ses succès, son arrogance démonstrative, ses chorégraphies
provocatrices, sa manière de ruer comme un animal qui va charger, plaisaient
au public et faisaient peur à ceux qui devaient l'affronter. Seuls des
esprits pouvaient le battre. Une année, il tomba gravement malade. Persuadé
qu'un adversaire lui avait jeté un sort, plutôt que d'appeler un
médecin, il se fit exorciser. Le marabout lui confia un pendentif, une
dent de cochon, afin d'écarter les sortilèges. Il ne le quittera
plus. Pour plus de sûreté, il déménagea et s'installa
loin des influences néfastes, dans la petite ville de Bissora.
En 1988, à quinze ans, il remportait son premier titre national de lutte,
puis un nouveau chaque année. Il devint un des personnages les plus célèbres
du pays. Ses combats attiraient des foules de plus en plus nombreuses. Jamais
il n'accepta d'argent en cadeau. Un Balante ne le ferait pas. Des pères
enthousiastes lui proposèrent bien leurs filles en mariage, mais lui
préférait choisir seul sa femme: à ce jour, il en a quatre,
qui lui ont donné cinq enfants. L'aîné, Quintinou ("
petit jeudi ", en créole portugais), a huit ans et se bat bien."
Il sera aussi bon que moi ", pense le père. Après chaque
tournoi, Mutcha M'Pal revient près de sa famille à Bissora, s'occupe
de ses deux rizières et cultive également un peu de blé,
de maïs, d'arachide et de haricots.
Argent
de poche
Sa notoriété dépassa bientôt les frontières.
En 1990, on vint le chercher dans ses champs. Il prit l'avion pour Abidjan,
et termina deuxième de la compétition, derrière un Sénégalais.
L'arbitre avait sifflé le début du combat alors qu'il procédait
à ses rituels d'avant-match. Il fut battu un peu par surprise. L'année
suivante, il se classa troisième d'un tournoi à Abidjan, en Côte-d'Ivoire.
Un autre mauvais souvenir: en demi-finale, il fractura le bras de son adversaire
nigérien, en deux endroits, et fut disqualifié malgré sa
victoire. Alberto Pereira, le conseiller technique de Guinée-Bissau,
et un Français, Frédéric Rubio, lui enseignèrent
les rudiments de la lutte libre olympique, très proche de la technique
balante. En 1993, il obtint une médaille d'or à Dakar. Il brilla
encore au Caire, en 1994. La même année, aux Jeux de la francophonie
à Paris, il termina cinquième. Il visita la capitale française,
et ne trouva pas la chose aisée. Avec ses économies, et les 900
francs d'argent de poche qui étaient alloués à chaque participant,
il se rendit dans un magasin Tati et acheta des chaussures et des sacs à
main pour ses femmes.
En mars 1995, il fut appelé dans le cadre du stage préparatoire
aux premiers championnats d'Afrique de lutte traditionnelle. Deux jours après
le début, il partit chercher un ami dans la brousse. 'Celui-ci avait
perdu son fils, et Mutcha resta avec lui pour le consoler. Il disparut trois
semaines sans donner de nouvelles, pour ne réapparaître que la
veille du départ. A vrai dire, il n'aime guère s'entrainer. Sa
carrière risque forcément de s'en ressentir. On lui prédit
une retraite précoce. Alors, il retournera combattre dans sa région.
Chez les Balantes, il est déjà une légende qu'on raconte
aux enfants. Mutcha M'Pal, le roi des lutteurs, qui gagnait au-delà des
mers.
Benoît Hopquin