La dune fait le dos rond, ce soir, ce n'est pas elle la vedette.
A ses pieds, dans le sable, une vaste tente évoque les campagnes conquérantes
de Jules César revues par Hollywood, et un long podium, parfaitement équipé pour
le son et l'éclairage, fait face à une rangée de fauteuils
majestueux encore vides, des fauteuils pour ministres et ambassadeurs. C'est
tout. Le site porte le nom trompeur de Karey Gourou (la vallée des caïmans).
Il s'agit en fait d'une haute langue de désert qui lèche les
rives du fleuve Niger, à 16 kilomètres de Niamey. Drôle
d'endroit pour tenir un festival de mode.
Sous le chapiteau dont le sol a été recouvert de nattes in extremis,
il fait encore chaud. Le capharnaüm est total. Les représentants
de L'Oréal jurent pourtant que cette 5' édition du Festival international
de la mode africaine (FIMA) est bien mieux organisée que la précédente.
Depuis 1998, sur un rythme plus ou moins biennal, se tient durant trois jours
cette «rencontre de l Afrique et de l'Occident», comme l'annonce
le programme, dans des lieux réellement improbables, avec force défilés
de mannequins à la démarche chaloupée.
Son éternel petit calot brodé vissé sur la tête,
Seidnaly Sihamed dit Alphadi - sans doute le plus connu des stylistes africains
sur la scène internationale - court partout, encore plus survolté qu'à l'ordinaire.
Il faut bien toute l'énergie et la foi de ce fils de notables touaregs établis à Agadez,
dans le nord désertique du Niger, pour faire exister un festival de
mode dans un pays de 9 millions d'habitants, essentiellement musulman, pauvre
et enclavé.
Sylvie Gueguen, l'héroïque maîtresse de cérémonie,
hurle aux coiffeurs et aux maquilleurs de bien vouloir lâcher les mannequins,
afin qu'elles puissent commencer à se vêtir. Passe une très
grande et belle jeune femme noire toute maquillée, à la coiffure
afro argentée. Elle tient un vague pagne sur sa poitrine dénudée
et un bébé sur la hanche. Il y a deux ans, des intégristes
musulmans s'étaient manifestés. En faction à l'entrée
de la tente, une haie de militaires qui ne manquent rien des déambulations
des demoiselles.
Rapidement la nuit d'un noir profond griffé d'étoiles s'est refermée
autour de la scène. Le spectacle peut commencer. Pendant quatre heures,
se succèdent sans anicroche musiciens et mannequins habillés
par une vingtaine de couturiers en majorité africains. Des robes de
princesse vaporeuses d'Alphadi à l'urban sexy de Xuly Bët - le
facétieux styliste né au Mali et installé, entre autres,
au Forum des Halles à Paris -, la mode défile sans autre protocole
que l'ordre alphabétique. Impasse de la Défense, la griffe qui
s'inspire cette saison des jolies dames des années 1950, ainsi que Katherine
Pradeau, qui fait travailler des artisans locaux pour le cuir et les bijoux,
viennent de France; Ashton Hall des Etats-Unis; Laurent Mercier, aux dentelles
coquines, est suisse. Le continent noir est bien représenté avec
les corsets et les effets de transparence de Bamondi du Togo, avec la tradition
revisitée de Collé Sow Ardo du Sénégal qui défile
sur la chanson de Kirikou, ou encore Dou Couture la Malienne et ses bogolans à carreaux.
L'assistance - plusieurs milliers de personnes debout ou assises sur des coussins
- n'en perd pas une miette. Bouche bée parfois devant l'audace des créateurs,
un brin chauvin lorsque sont annoncés des noms de leur pays, le public
est toujours prêt à reprendre en choeur avec le chanteur Keisha «Niger
on y croit, on va gâter le coin!». L'expression en vogue en Afrique
de l'Ouest semble indiquer qu'ici comme ailleurs, chacun peut avoir envie de
faire la fête le temps d'une soirée. Une fête sobre - rien
n'est prévu pour le ravitaillement - et hors du commun.
« Le FIMA n'est pas le Festival de Cannes, on ne boit pas de bouteilles
de champagne dans le désert», avait prévenu Alphadi. Il exulte: «Ce
soir, l’Afrique n'a pas droit à la misère, au sida, à la
guerre. Ce soir, place à la créativité et à la mode!» Ses
compatriotes lui ont donné quelques surnoms: «prophète de
la mode», «prince du désert». En fait, Alphadi est un
djinn à la frêle silhouette. Aux dernières notes de musique,
l'événement qu'il a imaginé, pour lequel il a déplacé des
dunes, prend fin comme par magie. Spectacle et spectateurs s'évaporent
en un clin d'oeil. Hormis les quelques 4x4 qui s'ensablent allègrement,
la plupart s'en retournent dans la nuit noire comme ilssont venus, à pied
dans le sable.
Pendant trois jours, Alphadi le marathonien est partout à la fois, il
sourit, cajole tous et toutes, s'incline devant tous les ministres du gouvernement
et ceux des pays voisins qui sont venus jusqu'ici. Il n'oublie aucun sponsor,
remercie, remercie, et s'excuse cent fois pour les «dysfonctionnements» de
l'organisation. C'est un euphémisme. «Il n'y a aucune raison que
nous ne fassions pas partie du combat pour la création de demain. Elle
peut mener l'Afrique vers l'équité, c'est ce que nous voulons
faire comprendre à l'opinion mondiale», s'enflamme-t-il. Convaincu
que la première édition de la manifestation, près d'Agadez,
en plein désert cette fois-là, avait mis fin à la rébellion
touarègue dans cette région du Sahara, il martèle que «l'art
est au-dessus de tout» et assure que oui, il est possible d'organiser
un «événement de beauté» dans un pays qui
vient de connaître une crise alimentaire sérieuse, où la
malnutrition infantile est endémique. « Il ne faut pas seulement
donner à manger aux gens, il faut leur fournir du travail. La mode peut
en apporter aux bijoutiers, tisserands, couturiers, maroquiniers. »
Styliste, homme d'affaires - il profite de l'occasion pour lancer son parfum
fabriqué à... Limoges -, l'homme, qui a commencé par suivre
des études poussées de tourisme à Paris, est un agitateur
d'idées auxquelles la réalité n'a plus qu'à se
ranger. II voudrait tout à la fois créer une école de
la mode à Niamey, faire ouvrir une Maison de l'Afrique à Paris
et prépare ses propres «Fashion Cafés» à Niamey
et Bamako, la capitale du Mali. «Je me bats contre des gouvernants africains,
contre les islamistes qui prétendent que je pratique la prostitution.
Je réponds à mes détracteurs: que la mode soit superbe
afin qu'elle présente un visage humain de l'Afrique!»
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Avec ses créatures à la silhouette sculpturale (habillées notamment de calebasses), le Camerounais Anggy Haïf a remporté le Fil d'or du concours des jeunes stylistes africains organisé par l'Association française d'action artistique. |
ARCHITECTES PLUS QUE COUTURIERS
Avec un discours pareil, le Nigérien a convaincu le Quai d'Orsay de
s'intéresser à son affaire, via le département Afrique
en création de l'Association française d'action artistique (AFAA).
Pour les Français, déjà engagés dans les Rencontres
de la photographie de Bamako et celles de la chorégraphie à Madagascar,
l'univers du vêtement est une nouveauté. Séduit, son dirigeant,
Olivier Poivre d'Arvor, a promis d'être présent à nouveau
pour la prochaine édition. Les Français ont pris en marche le
train du FIMA et ont organisé leur propre concours de jeunes stylistes.
Ils ont donné un nom à l'opération, « L'Afrique
est à la mode », se sont mis en quête de nouveaux talents
sur tout le continent et les ont fait venir à Niamey. Ce matin, voilà les
dix sélectionnés présentés à la presse,
deux filles et huit garçons du Cameroun, du Sénégal, du
Rwanda, du Zimbabwe et d'ailleurs. Ils ont l'air presque timides, malgré l'allure
extravagante de quelques-uns. Ne pas s'y fier. Ces dix-là vont réussir à émerveiller
le public et à laisser le jury composé d'acteurs de la mode parisienne époustouflé.
Plusieurs des candidats viennent du design, de l'architecture. Pour le concours,
ils ont laissé libre cours à leur créativité de
plasticien plutôt qu'à leurs talents d'aiguille. Leurs compositions
dessinent moins des princesses que des sculptures, d'étonnantes oeuvres
mobiles qui avancent fièrement sur le podium. Dans leur travail, le
tissu semble n'arriver qu'en dernière position derrière les calebasses,
les cauris, les perles de bois, le cuir, le raphia, l'osier, les écorces,
les plumes, les gerbes de céréales, les capsules de bouteille
(pour les sacs), les croix d'Agadez géantes, voire de longs bambous
qui donnent aux mannequins des silhouettes de porcs-épics.
Le plus jeune de ces étonnants couturiers, Bill Ruterana, un Rwandais
de 24 ans, explique qu'il ressentait le «besoin de toiles vivantes».
Ses assemblages expérimentaux utilisent des fibres végétales
saturées de teinture, des matériaux de récupération,
de la ficelle. Un sourire perpétuel aux lèvres, l'Ethiopien Mohammed
Osman (Ras Africa Design), 25 ans, habille des amazones sen-suelles, de cuir
exclusivement. «C'est le seul matériau noble de mon pays et nous
l'exportons jusqu'à présent sans le transformer!» joseph
Adebayo Adegbe (Modela Couture) est chorégraphe autant que styliste. Ses
magnifiques modèles construits à la façon d'écailles
de poisson et de queues de paon s'intitulent «Save the little lion» ou «Wake
up Africa». Lorsque les réalisations de Xenson closent le défilé,
un long silence incrédule fige le public. L'artiste ougandais, qui s'intéresse
aussi à la peinture, à la poésie, au graff, a glissé trois
jeunes femmes dans le même vêtement de coton orange et brun tendu
sur des perches de bambou.
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Expérimentations : Le Rwandais de 24 ans Bill Ruterana, Fil de bronze du concours de jeunes stylistes du FIMA, utilise des fibres végétales saturées de teintures, des matériaux de récupération et de la ficelle pour créer des « toiles vivantes». | |
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Engagé : Le Nigérian Joseph Adebayo Adegbe dit Modela Couture, Fil d'argent du concours, construit ses modèles à la façon de queues de paon ou d'écailles de poisson et les intitule ~~ Save the little lion» ou - Wake up Africa ». | |
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Art rupestre : Par des tissus simplement attachés, la jeune styliste Asha s'inspire des tenues traditionnelles du Mozambique. Ses tissus légers, ses motifs peints, très colorés, suggèrent aussi des scènes d'art rupestre. | Collectif : Les dix sélectionnés du concours des jeunes stylistes « L'Afrique est à la mode» ont chacun mis leur touche dans cette robe patchwork. |
VENDRE DU RÊVE
Dans le jury, le couturier Pathé Ouédraogo, originaire du Burkina
Faso qui porte une de ses propres chemises griffées PathéO, bougonne: «Je
suis contre les soirées féeriques où l'on vend du rêve
et rien à la sortie. Pour l'instant, ils créent pour l'image,
mais l'Afrique a besoin de produire du consommable, pas des pièces de
musée!» Mais à ses côtés, Claudine Verry,
qui dirige le bureau de style du Printemps, est formelle: «Quand on est
capable d'imaginer cela, il sera bien temps plus tard de s'astreindre à dessiner
une inévitable petite robe noire. » L'enseigne française
a donc décidé de donner un coup de pouce aux lauréats
du concours « L’Afrique est à la mode». Du 6 avril
au 13 mai, leurs modèles seront présentés et des photographies
sur les coulisses du défilé au Niger exposées dans le
grand magasin parisien.
Sous le coup de l'émotion, les idées fusent de la part des sponsors
et du jury: stage chez un grand couturier, espace réservé dans
un showroom. Mais les dix gardent la tête froide vis-à-vis des
suites du concours, déjà bien heureux, confient-ils, d'avoir été invités
dans des conditions correctes et «sans tracasseries administratives».
Se faire un nom dans la mode est difficile, partout. Démarrer avec rien
tient du miracle. Sambo Ousmane, le candidat nigérien au concours de
stylistes, nous emmène dans son atelier. Une pièce toute simple
dont il a dessiné le mobilier et un petit coin avec une machine à coudre
où ses frères et soeurs tirent l'aiguille. «Même
la plus petite de 4 ans sait couper», annonce-t-il fièrement.
Les parents ont appris le métier à toute la famille. Sambo montre
l'épaisseur de corne sur son pouce: la marque des tailleurs. A 33 ans,
il aime confectionner des tenues de soirée chatoyantes, longues tuniques
de taffetas brodé, tailleurs rehaussés de fils dorés ou
de motifs découpés,jupes en pagne Java luisant. Et puis les grandes
robes en wax aux imprimés exubérants, «elles donnent l'air
de princesse ». Un grossiste de Niamey le fournit en ce tissu chamarré fabriqué en
Grande-Bretagne, au Ghana et au Nigeria, afin qu'il invente une mode qui séduira
les jeunes filles d'ici. Las, si les belles robes Sambo Style plaisent effectivement,
le business laisse à désirer. Quand les clientes arrivent, la
production ne suit pas.
Plus jeune, Sambo avait vu sur Internet une annonce de la Chambre syndicale
de Paris. Alors il a débarqué à l'aéroport de Roissy
avec 300 FCFA en poche (20 €), a trouvé un emploi dans le Sentier
et a suivi des cours. Il est rentré au bout de trois ans, lorsqu'il
s'est senti prêt. «Je ne devrais pas avoir à travailler
comme ça avec mes frères, soupire-t-il, il me faudrait des moyens... »
Fini le décor des Mille et Une Nuits, pour la clôture du festival,
les créations des dix en compétition défilent au Centre
culturel franco-nigérien bondé. Les tenues égarées
dans un aéroport français ont fini par arriver via Bamako et
un chauffeur de bus bienveillant. Tout le monde respire. En trois jours, le
groupe s'est soudé. Les dix ont bricolé pour ce soir une robe
patchwork portant la marque de chacun d'eux. Pas surpris de s'être si
bien entendus en français et en anglais- «normal, estime Martine
Sonné, qui a débuté comme costumière au Burkina
Faso, nous sommes tous des artistes».
Anggy Haïf, lui, a commencé par façonner ses propres tenues
de scène. A 31 ans, il est une sorte de rock star dans son pays, le
Cameroun, à la fois chanteur, percussionniste, maquilleur et auteur
de publicités à ses heures. Pour sculpter ses créatures à la
silhouette magique, Anggy utilise les calebasses comme personne. Le lauréat
du concours, c'est lui. «Je dédie ce prix à la jeunesse
d’Afrique, lâche-t-il, ému. Nous allons nous entraider,
soigner les finitions, la commercialisation et, dans cinq ans, nous pourrons
accéder au marché international. Nous allons faire en sorte que
les aînés soient fiers de nous. »
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Surprise : L'Ougandais Xenson, mention spéciale du jury, a glissé trois femmes dans un même vêtement tendu sur des perches de bambou. |
MARTINE VALO
PHOTOS AKWA BETOTE POUR LE MONDE 2