L'AFRIQUE SORT SES GRIFFES

SAvec peu de moyens et beaucoup d’idées, les créateurs africains s’immiscent dans le petit monde de la mode. En décembre au Niger, ils se sont fait voir au Festival internatioal de la mode africaine, le FIMA. Et, ce printemps, Paris accueillera les jeunes stylistes repérés lors du festival. Premier aperçu, en images, de leurs modèles.

La dune fait le dos rond, ce soir, ce n'est pas elle la vedette. A ses pieds, dans le sable, une vaste tente évoque les campagnes conquérantes de Jules César revues par Hollywood, et un long podium, parfaitement équipé pour le son et l'éclairage, fait face à une rangée de fauteuils majestueux encore vides, des fauteuils pour ministres et ambassadeurs. C'est tout. Le site porte le nom trompeur de Karey Gourou (la vallée des caïmans). Il s'agit en fait d'une haute langue de désert qui lèche les rives du fleuve Niger, à 16 kilomètres de Niamey. Drôle d'endroit pour tenir un festival de mode.
Sous le chapiteau dont le sol a été recouvert de nattes in extremis, il fait encore chaud. Le capharnaüm est total. Les représentants de L'Oréal jurent pourtant que cette 5' édition du Festival international de la mode africaine (FIMA) est bien mieux organisée que la précédente. Depuis 1998, sur un rythme plus ou moins biennal, se tient durant trois jours cette «rencontre de l Afrique et de l'Occident», comme l'annonce le programme, dans des lieux réellement improbables, avec force défilés de mannequins à la démarche chaloupée.
Son éternel petit calot brodé vissé sur la tête, Seidnaly Sihamed dit Alphadi - sans doute le plus connu des stylistes africains sur la scène internationale - court partout, encore plus survolté qu'à l'ordinaire. Il faut bien toute l'énergie et la foi de ce fils de notables touaregs établis à Agadez, dans le nord désertique du Niger, pour faire exister un festival de mode dans un pays de 9 millions d'habitants, essentiellement musulman, pauvre et enclavé.
Sylvie Gueguen, l'héroïque maîtresse de cérémonie, hurle aux coiffeurs et aux maquilleurs de bien vouloir lâcher les mannequins, afin qu'elles puissent commencer à se vêtir. Passe une très grande et belle jeune femme noire toute maquillée, à la coiffure afro argentée. Elle tient un vague pagne sur sa poitrine dénudée et un bébé sur la hanche. Il y a deux ans, des intégristes musulmans s'étaient manifestés. En faction à l'entrée de la tente, une haie de militaires qui ne manquent rien des déambulations des demoiselles.
Rapidement la nuit d'un noir profond griffé d'étoiles s'est refermée autour de la scène. Le spectacle peut commencer. Pendant quatre heures, se succèdent sans anicroche musiciens et mannequins habillés par une vingtaine de couturiers en majorité africains. Des robes de princesse vaporeuses d'Alphadi à l'urban sexy de Xuly Bët - le facétieux styliste né au Mali et installé, entre autres, au Forum des Halles à Paris -, la mode défile sans autre protocole que l'ordre alphabétique. Impasse de la Défense, la griffe qui s'inspire cette saison des jolies dames des années 1950, ainsi que Katherine Pradeau, qui fait travailler des artisans locaux pour le cuir et les bijoux, viennent de France; Ashton Hall des Etats-Unis; Laurent Mercier, aux dentelles coquines, est suisse. Le continent noir est bien représenté avec les corsets et les effets de transparence de Bamondi du Togo, avec la tradition revisitée de Collé Sow Ardo du Sénégal qui défile sur la chanson de Kirikou, ou encore Dou Couture la Malienne et ses bogolans à carreaux.
L'assistance - plusieurs milliers de personnes debout ou assises sur des coussins - n'en perd pas une miette. Bouche bée parfois devant l'audace des créateurs, un brin chauvin lorsque sont annoncés des noms de leur pays, le public est toujours prêt à reprendre en choeur avec le chanteur Keisha «Niger on y croit, on va gâter le coin!». L'expression en vogue en Afrique de l'Ouest semble indiquer qu'ici comme ailleurs, chacun peut avoir envie de faire la fête le temps d'une soirée. Une fête sobre - rien n'est prévu pour le ravitaillement - et hors du commun.
« Le FIMA n'est pas le Festival de Cannes, on ne boit pas de bouteilles de champagne dans le désert», avait prévenu Alphadi. Il exulte: «Ce soir, l’Afrique n'a pas droit à la misère, au sida, à la guerre. Ce soir, place à la créativité et à la mode!» Ses compatriotes lui ont donné quelques surnoms: «prophète de la mode», «prince du désert». En fait, Alphadi est un djinn à la frêle silhouette. Aux dernières notes de musique, l'événement qu'il a imaginé, pour lequel il a déplacé des dunes, prend fin comme par magie. Spectacle et spectateurs s'évaporent en un clin d'oeil. Hormis les quelques 4x4 qui s'ensablent allègrement, la plupart s'en retournent dans la nuit noire comme ilssont venus, à pied dans le sable.
Pendant trois jours, Alphadi le marathonien est partout à la fois, il sourit, cajole tous et toutes, s'incline devant tous les ministres du gouvernement et ceux des pays voisins qui sont venus jusqu'ici. Il n'oublie aucun sponsor, remercie, remercie, et s'excuse cent fois pour les «dysfonctionnements» de l'organisation. C'est un euphémisme. «Il n'y a aucune raison que nous ne fassions pas partie du combat pour la création de demain. Elle peut mener l'Afrique vers l'équité, c'est ce que nous voulons faire comprendre à l'opinion mondiale», s'enflamme-t-il. Convaincu que la première édition de la manifestation, près d'Agadez, en plein désert cette fois-là, avait mis fin à la rébellion touarègue dans cette région du Sahara, il martèle que «l'art est au-dessus de tout» et assure que oui, il est possible d'organiser un «événement de beauté» dans un pays qui vient de connaître une crise alimentaire sérieuse, où la malnutrition infantile est endémique. « Il ne faut pas seulement donner à manger aux gens, il faut leur fournir du travail. La mode peut en apporter aux bijoutiers, tisserands, couturiers, maroquiniers. »
Styliste, homme d'affaires - il profite de l'occasion pour lancer son parfum fabriqué à... Limoges -, l'homme, qui a commencé par suivre des études poussées de tourisme à Paris, est un agitateur d'idées auxquelles la réalité n'a plus qu'à se ranger. II voudrait tout à la fois créer une école de la mode à Niamey, faire ouvrir une Maison de l'Afrique à Paris et prépare ses propres «Fashion Cafés» à Niamey et Bamako, la capitale du Mali. «Je me bats contre des gouvernants africains, contre les islamistes qui prétendent que je pratique la prostitution. Je réponds à mes détracteurs: que la mode soit superbe afin qu'elle présente un visage humain de l'Afrique!»

Avec ses créatures à la silhouette sculpturale (habillées notamment de calebasses), le Camerounais Anggy Haïf a remporté le Fil d'or du concours des jeunes stylistes africains organisé par l'Association française d'action artistique.

 

ARCHITECTES PLUS QUE COUTURIERS
Avec un discours pareil, le Nigérien a convaincu le Quai d'Orsay de s'intéresser à son affaire, via le département Afrique en création de l'Association française d'action artistique (AFAA). Pour les Français, déjà engagés dans les Rencontres de la photographie de Bamako et celles de la chorégraphie à Madagascar, l'univers du vêtement est une nouveauté. Séduit, son dirigeant, Olivier Poivre d'Arvor, a promis d'être présent à nouveau pour la prochaine édition. Les Français ont pris en marche le train du FIMA et ont organisé leur propre concours de jeunes stylistes. Ils ont donné un nom à l'opération, « L'Afrique est à la mode », se sont mis en quête de nouveaux talents sur tout le continent et les ont fait venir à Niamey. Ce matin, voilà les dix sélectionnés présentés à la presse, deux filles et huit garçons du Cameroun, du Sénégal, du Rwanda, du Zimbabwe et d'ailleurs. Ils ont l'air presque timides, malgré l'allure extravagante de quelques-uns. Ne pas s'y fier. Ces dix-là vont réussir à émerveiller le public et à laisser le jury composé d'acteurs de la mode parisienne époustouflé.
Plusieurs des candidats viennent du design, de l'architecture. Pour le concours, ils ont laissé libre cours à leur créativité de plasticien plutôt qu'à leurs talents d'aiguille. Leurs compositions dessinent moins des princesses que des sculptures, d'étonnantes oeuvres mobiles qui avancent fièrement sur le podium. Dans leur travail, le tissu semble n'arriver qu'en dernière position derrière les calebasses, les cauris, les perles de bois, le cuir, le raphia, l'osier, les écorces, les plumes, les gerbes de céréales, les capsules de bouteille (pour les sacs), les croix d'Agadez géantes, voire de longs bambous qui donnent aux mannequins des silhouettes de porcs-épics.
Le plus jeune de ces étonnants couturiers, Bill Ruterana, un Rwandais de 24 ans, explique qu'il ressentait le «besoin de toiles vivantes». Ses assemblages expérimentaux utilisent des fibres végétales saturées de teinture, des matériaux de récupération, de la ficelle. Un sourire perpétuel aux lèvres, l'Ethiopien Mohammed Osman (Ras Africa Design), 25 ans, habille des amazones sen-suelles, de cuir exclusivement. «C'est le seul matériau noble de mon pays et nous l'exportons jusqu'à présent sans le transformer!» joseph Adebayo Adegbe (Modela Couture) est chorégraphe autant que styliste. Ses magnifiques modèles construits à la façon d'écailles de poisson et de queues de paon s'intitulent «Save the little lion» ou «Wake up Africa». Lorsque les réalisations de Xenson closent le défilé, un long silence incrédule fige le public. L'artiste ougandais, qui s'intéresse aussi à la peinture, à la poésie, au graff, a glissé trois jeunes femmes dans le même vêtement de coton orange et brun tendu sur des perches de bambou.
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Expérimentations : Le Rwandais de 24 ans Bill Ruterana, Fil de bronze du concours de jeunes stylistes du FIMA, utilise des fibres végétales saturées de teintures, des matériaux de récupération et de la ficelle pour créer des « toiles vivantes».
Engagé : Le Nigérian Joseph Adebayo Adegbe dit Modela Couture, Fil d'argent du concours, construit ses modèles à la façon de queues de paon ou d'écailles de poisson et les intitule ~~ Save the little lion» ou - Wake up Africa ».
Art rupestre : Par des tissus simplement attachés, la jeune styliste Asha s'inspire des tenues traditionnelles du Mozambique. Ses tissus légers, ses motifs peints, très colorés, suggèrent aussi des scènes d'art rupestre. Collectif : Les dix sélectionnés du concours des jeunes stylistes « L'Afrique est à la mode» ont chacun mis leur touche dans cette robe patchwork.

 

VENDRE DU RÊVE
Dans le jury, le couturier Pathé Ouédraogo, originaire du Burkina Faso qui porte une de ses propres chemises griffées PathéO, bougonne: «Je suis contre les soirées féeriques où l'on vend du rêve et rien à la sortie. Pour l'instant, ils créent pour l'image, mais l'Afrique a besoin de produire du consommable, pas des pièces de musée!» Mais à ses côtés, Claudine Verry, qui dirige le bureau de style du Printemps, est formelle: «Quand on est capable d'imaginer cela, il sera bien temps plus tard de s'astreindre à dessiner une inévitable petite robe noire. » L'enseigne française a donc décidé de donner un coup de pouce aux lauréats du concours « L’Afrique est à la mode». Du 6 avril au 13 mai, leurs modèles seront présentés et des photographies sur les coulisses du défilé au Niger exposées dans le grand magasin parisien.
Sous le coup de l'émotion, les idées fusent de la part des sponsors et du jury: stage chez un grand couturier, espace réservé dans un showroom. Mais les dix gardent la tête froide vis-à-vis des suites du concours, déjà bien heureux, confient-ils, d'avoir été invités dans des conditions correctes et «sans tracasseries administratives».
Se faire un nom dans la mode est difficile, partout. Démarrer avec rien tient du miracle. Sambo Ousmane, le candidat nigérien au concours de stylistes, nous emmène dans son atelier. Une pièce toute simple dont il a dessiné le mobilier et un petit coin avec une machine à coudre où ses frères et soeurs tirent l'aiguille. «Même la plus petite de 4 ans sait couper», annonce-t-il fièrement. Les parents ont appris le métier à toute la famille. Sambo montre l'épaisseur de corne sur son pouce: la marque des tailleurs. A 33 ans, il aime confectionner des tenues de soirée chatoyantes, longues tuniques de taffetas brodé, tailleurs rehaussés de fils dorés ou de motifs découpés,jupes en pagne Java luisant. Et puis les grandes robes en wax aux imprimés exubérants, «elles donnent l'air de princesse ». Un grossiste de Niamey le fournit en ce tissu chamarré fabriqué en Grande-Bretagne, au Ghana et au Nigeria, afin qu'il invente une mode qui séduira les jeunes filles d'ici. Las, si les belles robes Sambo Style plaisent effectivement, le business laisse à désirer. Quand les clientes arrivent, la production ne suit pas.
Plus jeune, Sambo avait vu sur Internet une annonce de la Chambre syndicale de Paris. Alors il a débarqué à l'aéroport de Roissy avec 300 FCFA en poche (20 €), a trouvé un emploi dans le Sentier et a suivi des cours. Il est rentré au bout de trois ans, lorsqu'il s'est senti prêt. «Je ne devrais pas avoir à travailler comme ça avec mes frères, soupire-t-il, il me faudrait des moyens... »
Fini le décor des Mille et Une Nuits, pour la clôture du festival, les créations des dix en compétition défilent au Centre culturel franco-nigérien bondé. Les tenues égarées dans un aéroport français ont fini par arriver via Bamako et un chauffeur de bus bienveillant. Tout le monde respire. En trois jours, le groupe s'est soudé. Les dix ont bricolé pour ce soir une robe patchwork portant la marque de chacun d'eux. Pas surpris de s'être si bien entendus en français et en anglais- «normal, estime Martine Sonné, qui a débuté comme costumière au Burkina Faso, nous sommes tous des artistes».
Anggy Haïf, lui, a commencé par façonner ses propres tenues de scène. A 31 ans, il est une sorte de rock star dans son pays, le Cameroun, à la fois chanteur, percussionniste, maquilleur et auteur de publicités à ses heures. Pour sculpter ses créatures à la silhouette magique, Anggy utilise les calebasses comme personne. Le lauréat du concours, c'est lui. «Je dédie ce prix à la jeunesse d’Afrique, lâche-t-il, ému. Nous allons nous entraider, soigner les finitions, la commercialisation et, dans cinq ans, nous pourrons accéder au marché international. Nous allons faire en sorte que les aînés soient fiers de nous. »
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Surprise : L'Ougandais Xenson, mention spéciale du jury, a glissé trois femmes dans un même vêtement tendu sur des perches de bambou.


MARTINE VALO
PHOTOS AKWA BETOTE POUR LE MONDE 2