Le Monde Diplomatique Novembre 2002
" Pas d'armée, pas de coup d'Etat ", disait Félix Houphouët-Boigny. Pourtant, ce sont des militaires - en rupture d'engagement avec une armée en décomposition- qui ont déclenché, le 19 septembre, une rébellion qui menace l'unité de la Côte-d'Ivoire. Longtemps demeurés sans chefs connus et sans revendications, les mutins réclament le départ du président Laurent Gbagbo, mal élu et malhabile. Le cessez-le-feu, signé grâce à une médiation sénégalaise le 19 octobre, demeure précaire car le conflit plonge ses racines dans une discrimination ethnico-régionale distillée depuis l'indépendance. Réputée stable, la Côte-d'Ivoire est en réalité traversée par des forces centripètes. Le sort d'un des piliers économiques de l'Afrique de l'Ouest, qui emploie plusieurs millions d'étrangers africains, met en jeu la stabilité de la région. Sans compter que la France - qui voulait rompre avec un interventionnisme contesté - est à nouveau amenée à interposer ses troupes, au risque de se retrouver prise entre deux feux.
En
Côte-d'Ivoire, la rébellion qui a éclaté le 19 septembre
2002 n'est que la dernière manifestation, après bien d'autres
crises politico-ethniques sanglantes, de la fragilité d'un Etat qui s'est
construit sur des préjugés ethniques. Derrière une apparente
stabilité, le pays et ses institutions sont, depuis l'indépendance,
travaillés par des forces centripètes. En effet, l'Etat n'a jamais
été ni impartial ni démocratique ; il a toujours pratiqué
la discrimination ethnique, et a donc été perçu par les
groupes exclus du pouvoir comme la propriété d'une ethnie.
La polémique sur l'" ivoirité " - principe qui impose
de prouver ses origines ivoiriennes pour participer à la compétition
électorale (1) - n'est qu'un des épisodes de la domination d'élites
issues du sud du pays. De plus, le président n'a jamais vraiment été
élu démocratiquement, qu'il s'agisse de Félix Houphouët-Boigny,
de M. Henri Konan Bédié, de Robert Gueï ou de M. Laurent
Gbagbo, qui s'est autoproclamé vainqueur après l'élection
la plus contestée de l'histoire du pays, en octobre 2000. L'administration
de M. William Clinton refusera d'ailleurs de la reconnaître et le ministre
français de la coopération de l'époque, M. Charles Josselin,
contestera l'" élimination artificielle " des candidats les
plus sérieux (M. Konan Bédié et M. Alassane Ouattara).
Ainsi, pour des pans entiers de la société, l'Etat représente
- ou a représenté à un moment ou a un autre - une menace
ou un adversaire dont il faut se méfier à défaut de pouvoir
le combattre, et qu'il faudra probablement contester un jour, si l'occasion
se présente. Sous le régime de Félix Houphouet-Boigny déjà,
des velléités de sécession s'étaient manifestées.
Passées sous silence par l'histoire officielle, elles furent rappelées
lors du Forum de la réconciliation nationale organisé par M. Gbagbo
d'octobre à décembre 2001.
Par exemple, en 1966, la crise dite du Sanwi oppose, à l'intérieur
même du groupe ethnique akan, détenteur du pouvoir, les deux principaux
sous-groupes de celui-ci : les Agnis et les Baoulés, dont est issu le
président Houphouët-Boigny. Les premiers, supportant de plus en
plus mal l'hégémonie politique des seconds, qu'ils accusent de
tribalisme, se révoltent et tentent de faire sécession pour se
rattacher au Ghana, berceau des Akans. Cette tentative de sécession sera
réprimée dans le sang (2).
En 1970, la crise du Guébié oppose les Baoulés aux Bétés,
qui contestent la domination politique des premiers. Kragbé Gnagbé,
originaire d'un village guébié, exigera, en vain, du président
la création d'un parti politique d'opposition conformément à
l'article 7 de la Constitution. Accusant Kragbé de vouloir faire sécession,
Houphouët-Boigny organise une répression farouche en pays bété.
On estime habituellement qu'elle aurait fait entre 4 000 et 6 000 morts. Les
survivants évoquent un " génocide guébié "
et demandent régulièrement justice et réparation (3).
Ces années marquent le triomphe du pouvoir baoulé ou akan, de
ce que les autres Ivoiriens appellent l'" akanité ", ou encore
le " séfonisme (4) ", sorte d'idéologie qui proclame
que les Akans sont prédestinés à diriger le pays, à
l'exclusion de tout autre groupe. Le président Houphouët-Boigny
a ouvertement favorisé son groupe ethnique. Il a même mobilisé
les ressources de l'Etat pour aménager son village de Yamoussoukro jusqu'à
en faire la capitale politique. Issu de son ethnie, son successeur désigné,
et habilement imposé, M. Konan Bédié, poursuivra cette
tradition. M. Gbagbo, principale figure de l'opposition, dénonça
à l'époque une " succession monarchique ".
Cette idéologie implicite de l'akanité a construit des préjugés
tenaces : les Bétés seraient des " sauvages ", des gens
" violents ", les " Indiens de Côte-d'Ivoire ". Sans
organisations politiques stables, ils sont indignes du pouvoir d'Etat. Les gens
du Nord, quant à eux - et, sur ce point, Bétés et Akans,
gens du Sud, se rejoignent -, seraient plus ou moins des " étrangers
", des Maliens, Burkinabés ou Guinéens. Ils seraient donc
destinés à servir de main-d'oeuvre dans les plantations ou de
domestiques dans les maisons des familles du Sud, etc.
Les étrangers de la sous-région sont eux-mêmes victimes
des préjugés les plus négatifs : les Burkinabés
constitueraient la pègre abidjanaise (selon une propagande xénophobe
diffusée par le journal gouvernemental Fraternité Matin dans les
années 1970 et 1980) ; les Ghanéennes seraient des " prostituées
", etc.
Plus grave, ces " étrangers " et leurs enfants (majoritairement
d'origine burkinabée et malienne) se sont vu insidieusement refuser l'accès
à la nationalité ivoirienne, alors qu'ils y avaient légalement
droit après des années, voire des décennies, d'installation
dans le pays. En effet, selon la première Constitution, cinq ans de résidence
suffisaient pour prétendre à la citoyenneté, quelle que
soit l'origine des parents (5).
Cette violation du code de la nationalité s'explique par le fait que
les élites du Sud craignaient d'accorder des cartes d'identité
nationale - et donc le droit de vote et l'éligibilité - à
des personnes qui, en raison d'affinités culturelles et historiques,
voteraient plutôt pour des candidats du Nord ou pourraient menacer leur
hégémonie. Le rétablissement dans leur droit à la
nationalité ivoirienne de ces millions d'" étrangers "
spoliés est sans doute une des clés de la crise de l'Etat. Qui
est " ivoirien " ou " étranger " en Côte-d'Ivoire,
quarante-deux ans seulement après l'instauration de l'Etat indépendant
et la création de la citoyenneté ivoirienne ?
Emergence de nouvelles générations
Pour les élites politiques akans et bétés, rassemblées
derrière l'ivoirité malgré leurs antagonismes anciens,
il était parfaitement inconcevable que les populations du Nord, ces "
Ivoiriens douteux ", ces étrangers, osent même parler d'accéder
au pouvoir au détriment des " vrais Ivoiriens multiséculaires
". De plus, les uns sont chrétiens et les autres musulmans, ce qui
achève de cristalliser les antagonismes, car Houphouët-Boigny avait
également introduit le préjugé de la supériorité
de la religion catholique sur l'islam, construisant sa fameuse basilique de
Yamoussoukro. Il finançait sur fonds publics les écoles catholiques
tandis que les écoles musulmanes n'avaient droit à aucun financement
; il ouvrait largement les médias publics à la couverture des
cérémonies catholiques du dimanche, déclarant les fêtes
catholiques jours fériés tandis que les fêtes musulmanes
n'avaient aucune reconnaissance officielle. Aujourd'hui encore, le nonce apostolique,
l'ambassadeur du Vatican, est automatiquement le " doyen " du corps
diplomatique. La communauté musulmane, majoritaire dans le pays, a mal
vécu cette discrimination. D'autant plus que l'Eglise ivoirienne n'a
jamais caché son soutien au pouvoir des élites sudistes.
C'est sur la base de ces préjugés ethniques et religieux que s'est
effectué le passage de l'akanité à l'ivoirité, idéologie
sudiste par excellence, qui mobilise les populations du Sud contre celles du
Nord, provoquant en retour l'émergence d'un nationalisme nordiste.
Les velléités sécessionnistes des années 1960 et
1970 mettaient uniquement aux prises des groupes ethniques du Sud (Baoulés,
Agnis, Bétés), car les populations du Nord, bien que supportant
mal la politique de discrimination ethnique, la toléraient dans la mesure
où Houphouët-Boigny avait réussi à nouer des alliances
anciennes avec les chefs traditionnels du Nord, et en particulier celui des
Sénoufos, Gon Coulibaly. Dans ces sociétés traditionnelles,
où l'allégeance au chef - à la fois chef religieux et temporel
- est sacrée, cette alliance assurait au président la soumission
de ces régions qui se plaignaient à demi-mot de leur marginalisation
économique et politique ainsi que de la pauvreté. L'émergence
de nouvelles générations refusant la contestation de leur citoyenneté
ivoirienne et dénonçant les " injustices et discriminations
" de l'Etat sudiste va changer radicalement la donne, au point que certains
observateurs évoquent un risque de sécession.
La guerre actuelle, conduite essentiellement par de jeunes soldats originaires
du Nord, révèle la fin de cette culture de la soumission et le
réveil d'un nationalisme régional. Beaucoup de militaires locaux
disaient depuis plusieurs mois qu'une guerre serait nécessaire pour mettre
fin à l'hégémonie politique sudiste tant le jeu politique
était verrouillé à leur détriment et que les purges
ethniques dans l'armée prenaient des proportions importantes (6). La
tribalisation est une des cibles majeures des mutins qui, entre autres revendications,
exigent l'annulation pure et simple de la promotion 2001 de la gendarmerie recrutée
sur des bases tribales et composée à 80 % de Bétés
et de Didas, groupes ethniques de l'Ouest dont sont respectivement issus M.
Laurent Gbagbo et son ancien ministre de la défense Lida Kouassi.
L'ethnicisation de l'armée remonte elle aussi à l'époque
d'Houphouët-Boigny, dont tous les ministres de la défense étaient
systématiquement choisis dans son groupe ethnique, voire dans sa famille
(son neveu Konan Banny, par exemple), avec pour objectif de veiller à
la longévité politique du groupe. Son successeur, M. Konan Bédié,
poursuivra cette tradition. Après son coup d'Etat de décembre
1999, Robert Gueï - assassiné le 20 septembre dernier dans des conditions
mystérieuses - se souciera à son tour de " rééquilibrer
" les rapports de forces internes en sa faveur. Pour ce faire, il évincera
et fera incarcérer ses numéros deux et trois, les généraux
Abdoulaye Coulibaly et Palenfo, originaires du Nord, accusés d'être
hostiles à sa candidature à la future élection présidentielle.
Une épuration des Nordistes dans l'armée s'ensuivra et plusieurs
centaines de militaires désertèrent au Burkina Faso. Ils y bénéficieront
de l'hospitalité du régime de M. Blaise Compaoré. Parmi
ces déserteurs, se trouve le fameux " IB " (Ibrahim Coulibaly),
un des meneurs de la rébellion actuelle.
Pour accroître sa mainmise sur l'armée, Robert Gueï décidera
de recruter des centaines de jeunes soldats à sa solde, malgré
de faibles moyens budgétaires. Une fois au pouvoir, son successeur Laurent
Gbagbo voudra, à son tour, disposer d'une armée à sa main.
Il confiera le ministère de la défense à M. Lida Kouassi,
celui de la sécurité à M. Boga Doudou - assassiné
lui aussi le 20 septembre - et le poste de chef d'état-major au général
Mathias Doué, tous trois originaires de la même région que
lui et qui oeuvreront à la mise en place des milices bétées,
qui semblent avoir investi la police, la gendarmerie et l'armée (7).
Les purges concerneront essentiellement des militaires originaires du Nord souvent
accusés et arrêtés pour complots. Et c'est pour se protéger
des centaines de jeunes recrutés par Robert Gueï que le président
Gbagbo voudra coûte que coûte les démobiliser en invoquant
des raisons budgétaires et la nécessité de " moderniser
" l'armée.
En raison de cette tribalisation, il semble très difficile au président
Gbagbo, issu d'un groupe ethnique minoritaire, de gagner cette guerre contre
les militaires en révolte - très déterminés, solidaires
et bien organisés - s'il ne bénéficie pas d'une aide extérieure
- française, angolaise ou autre. Car le pouvoir de M. Gbagbo souffre
de son manque de légitimité démocratique. Celui-ci est,
de surcroît, impopulaire en raison d'une monopolisation du pouvoir par
les gens de son clan. Même les Akans, qui ont avec les Bétés
une solidarité fondée sur l'ivoirité, ont souvent protesté
contre leur exclusion systématique des postes de responsabilité
au profit de gens de l'Ouest. On ne voit pas pourquoi, même au nom d'un
" patriotisme " plus sudiste que national, des militaires des autres
régions exposeraient leurs vies pour protéger un pouvoir perçu
comme essentiellement bété.
L'attaque des mutins, le 19 septembre 2002, contre les camps militaires et de
gendarmerie à Abidjan et à Bouaké a en outre largement
désorganisé le commandement militaire. Elle a, en effet, éliminé
des officiers importants de l'armée comme de la gendarmerie qui faisaient
partie des proches de M. Gbagbo (8), tuant également, selon certaines
sources, de nombreux soldats. Quant au chef d'état-major, M. Doué
Mathias, homme réputé versatile, il demeure, à la surprise
générale, très en retrait. M. Laurent Gbagbo, devenu ministre
de la défense après avoir limogé M. Lida Kouassi, se retrouve
ainsi avec une armée démotivée, sans hiérarchie
solide, divisée, peu fiable, mal équipée, et qui enregistre
de nombreuses désertions, si l'on en croit la propagande des mutins.
Comment pourrait-il en être autrement quand le pouvoir a joué la
gendarmerie, le corps d'élite, contre la police ou l'armée, mal
équipée ? Les règlements de comptes entre les forces de
sécurité (9) risquent de devenir de plus en plus fréquents.
L'atmosphère est d'autant plus paranoïaque et délétère
à Abidjan que les mutins qui ont attaqué les camps militaires
de la capitale économique ont réussi à se volatiliser dans
la nature. C'est pour essayer de les neutraliser ou de les retrouver que le
président Gbagbo a ordonné la destruction meurtrière des
bidonvilles d'Abidjan. C'est encore pour cette raison que le trafic du port
est largement perturbé par des fouilles.
Tout cela oblige M. Gbagbo à rechercher des soutiens militaires très
loin, du côté de l'Angola, tandis que les mutins semblent bénéficier
d'un soutien populaire dans des pays voisins qu'Abidjan accuse de les soutenir.
La renaissance de la Côte-d'Ivoire passera obligatoirement par un renouvellement
profond d'une classe politique faible que la corruption et la pratique ethniste
(10) rendent politiquement responsable du chaos actuel et de la naissance de
la rébellion armée
(1)
Lire Philippe Leymarie, " L'Afrique de l'Ouest dans la zone des tempêtes
", Le Monde diplomatique, mars 2001.
(2) L'Inter, Abidjan, 27 avril 2001.
(3) Sur les crimes commis par le régime de Félix Houphouët-Boigny,
lire notamment Samba Diarra, Les Faux complots d'Houphouët-Boigny, Karthala,
Paris, 1997.
(4) Néologisme populaire forgé du temps du président Konan
Bédié pour désigner le régime akan dont les bénéficiaires
sont appelés " sefons ".
(5) " De l'acquisition de la nationalité ivoirienne ", Journal
officiel de la République de Côte-d'Ivoire, 20 décembre
1961.
(6) " La plupart des militaires et gendarmes qui sont en prison en Côte-d'Ivoire
sont originaires du Nord, sont dioulas. Est-ce que c'est normal ? Donc les camarades
se disent qu'il vaut mieux se battre au lieu de s'asseoir et de se faire prendre
comme un poulet ", expliquait sur Radio France internationale, le 12 octobre
2002, le sergent-chef Ibrahim Coulibaly, dit " IB ", 38 ans, souvent
accusé d'être l'organisateur de la rébellion militaire.
(7) Ces milices feraient actuellement le " coup de poing " pour le
régime en attaquant pêle-mêle rédactions de presse
(Le Patriote) et adversaires politiques.
(8) Fraternité Matin, Abidjan, 21 septembre 2002.
(9) Dépêche de l'Agence France-Presse, 16 octobre 2002.
(10) Lire " La classe politique ivoirienne se cherche ", Le Monde
diplomatique, octobre 2000.
TIEMOKO COULIBALY
Historien.